Urbanisme éphémère

L’exemple du Kumbh Mela

Dans La Ville Générique, Rem Koolhaas fait référence à une ville qui rejette ce qui ne fonctionne pas, « ce qui n’a pas survécu à son utilisation ». C’est une nouvelle ville qui se concentre sur la construction de la ville de demain, une ville sans identité qui, par conséquent, ne discrimine pas ses utilisateurs en fonction de leur conformité ou non à un modèle prédéterminé. Elle s’adapte aux besoins fonctionnels en s’étendant lorsqu’elle devient trop petite et en se détruisant lorsqu’elle devient trop grande.
Dans le monde réel et actuel, ces villes sont connues sous le nom de villes éphémères ou pop-up. Elles ont un objectif précis et une morphologie multiple, qu’il s’agisse de camps militaires ou de festivals, de marchés, de villes temporaires pour l’exploitation minière, de camps de réfugiés, ou d’événements religieux, etc.

Cet article se concentre sur l’une de ces villes, parmi les plus singulières et exceptionnelles de par sa taille, son histoire et son développement : le Kumbh Mela, une mégaville éphémère située à Allahabad, en Inde. C’est le plus grand rassemblement de personnes au monde : la ville accueille environ 100 millions de visiteurs sur une période de cinq semaines tous les douze ans.

INTRODUCTION

La ville actuelle est le résultat d’un processus qui a toujours associé le développement à la permanence et à l’accumulation. Le défi de chaque projet, de chaque opération, est de durer le plus longtemps possible, ce qui conduit à un exercice de matérialité et d’investissements, écartant la dimension sociale de l’urbanisme et créant une rupture entre la ville et ses habitants.

Émerge alors, comme alternative, la ville cinétique, qui utilise comme matière première le temps et le corps, en reconnaissant l’état de flux constant de la ville. Elle se présente comme un contrepoids à la ville statique, mais pas de manière indépendante : elle est complémentaire. La ville cinétique s’implante dans les interstices de la ville statique, créant des espaces spontanés qui répondent aux besoins des utilisateurs locaux.

Cette revalorisation des espaces libres favorise une plus grande interaction sociale, mettant l’accent sur les flux et le corps humain, plutôt que sur des organisations fonctionnelles conçues par des urbanistes (architectes et ingénieurs, le plus souvent) déconnectés des habitants du lieu.

C’est un espace d’expression et d’intégration qui permet à la population exclue des processus traditionnels d’urbanisme de s’intégrer et de se connecter. Cela crée une nouvelle richesse de sensibilités et de raisonnements spatiaux, ouvrant la porte à l’imagination de la ville et s’éloignant de son image projetée. Chaque individu devient acteur et responsable de cette nouvelle condition urbaine.

À plus grande échelle, on peut parler d’urbanisme éphémère, qui nécessite une planification en amont du temps de développement de la ville, généralement menée par une organisation extérieure. Les villes éphémères ont généralement un objectif limité, tant en termes d’usage que de durée. Une exception pourrait être les camps de réfugiés, qui ne sont pas créés par la volonté des utilisateurs et n’ont pas de date de fermeture réelle, mais se déplacent selon les décisions des autorités politiques.

Ces villes temporaires sont des laboratoires grandeur nature pour expérimenter de nouvelles stratégies urbaines, afin d’adapter la condition urbaine actuelle aux nouveaux défis du XXIᵉ siècle. Leur caractère transitoire permet d’explorer différentes solutions sans s’enfermer dans une seule option. On peut souligner leur aspect durable en matière de construction et de planification, notamment grâce à la capacité de réversibilité des constructions et des installations

Ces processus de construction, déconstruction et reconfiguration en continu offrent une plus grande adaptabilité et flexibilité face aux conditions climatiques et culturelles.Une ville construite il y a 100 ans ou plus, bien qu’elle ait évolué, répond à des besoins d’un autre siècle, ce qui remet en question la nécessité de la permanence dans la ville². Un exemple de ville éphémère est le Kumbh Mela, la plus grande ville pop-up au monde, qui se développe tous les douze ans pendant cinq semaines avant de disparaître à nouveau.

C’est merveilleux, le pouvoir d’une foi comme celle-ci, qui peut amener des foules et des foules de personnes âgées et faibles, de jeunes et de fragiles à entreprendre sans hésitation ni plainte des voyages aussi incroyables et à supporter les misères qui en résultent sans regret. Cela se fait par amour ou par peur ; je ne sais lequel. Peu importe la motivation, l’acte qui en découle est, pour notre genre de personnes, les Blancs froids, d’une merveille au-delà de l’imagination.
Marc Twain, 1985

LE KUMBH MELA

Le Kumbh Mela est un festival hindou qui se déroule dans les quatre villes où, selon les textes sacrés indiens, le nectar sacré de l’immortalité est tombé. Kumbh signifie « jarre » et Mela signifie « festival », ce qui en fait le « Festival de la Jarre », en référence aux jarres où le nectar est tombé après une bataille de 12 jours et 12 nuits entre les dieux et les démons.

Chacune des villes où le festival a lieu est associée à une source d’eau sacrée : le fleuve Godavari à Nashik (Maharashtra), la Shipra à Ujjain (Madhya Pradesh), le Gange à Haridwar (Uttarakhand), et le plus important de tous, le Sangam, la confluence des trois fleuves Gange, Yamuna et le légendaire Saraswati à Allahabad (Uttar Pradesh).

Le festival se tient tous les douze ans dans chacune des villes, ce qui, en théorie, signifierait qu’il a lieu tous les trois ans dans une ville différente. Cependant, comme il dépend d’un calendrier astrologique et religieux, il peut arriver qu’il ne s’écoule qu’un an entre deux célébrations dans des villes différentes.

Tous les six ans, l’Ardh Mela (demi-festival) est organisé à Haridwar et Allahabad, tandis que le Maha Kumbh Mela (grand festival) se tient tous les douze ans et tous les cent quarante-quatre ans à Allahabad, considéré comme le lieu le plus sacré de tous en raison de sa localisation géographique.

Dans la religion hindoue, on considère qu’un bain dans le Sangam à un moment très précis peut absoudre tous les péchés de celui qui s’y plonge.

Organization religieuse

La participation au Kumbh Mela s’appelle Kalpwasis (Kalp signifie « petit » et waas, « séjour ») et dure quarante et un jours. Elle commence le jour de Makar Sankranti (le 14 janvier) et se termine avec le Maghi Purnima (le 25 février). Chacun est libre d’assister au festival selon la durée qu’il souhaite, que ce soit pour un jour ou pour les quarante et un jours complets. Les deux objectifs principaux des participants sont d’écouter les discours spirituels des saints et de se baigner dans le Gange.

L’un des saints qui a popularisé le Kumbh a insisté sur le fait que la partie la plus importante du festival était d’écouter les saints, qui sont la personnification de la vérité et de la pureté, pour atteindre l’ultime étape de l’autoréalisation. En effet, les bains n’absorbent que les péchés et nettoient le karma négatif. Les pèlerins qui assistent à l’intégralité du Kumbh et participent à tous les bains importants sont élevés au statut de résident du Kumbh Mela.

L’une des figures les plus importantes du festival sont les sadhus (guerriers de Shiva), des moines hindous qui ont renoncé aux biens matériels et aux plaisirs humains pour rechercher les véritables valeurs de la vie et le bonheur. Ils ne possèdent rien et se déplacent de village en village pour partager leur sagesse religieuse en échange d’un abri et de nourriture. Leur principale activité est la méditation. Ils portent des vêtements de couleur safran et couvrent les parties découvertes de leur corps de vibhuti (cendre blanche sacrée, issue de la crémation d’excréments de vache mélangés à du lait, du miel et du ghi, un beurre clarifié).

Il existe plusieurs types de sadhus, mais les plus singuliers sont les Naga sadhus, qui vivent complètement nus, uniquement recouverts de ces cendres. Ils sont les leaders des processions jusqu’au fleuve, sous une pluie de pétales, suivis par les autres sadhus et, derrière eux, les différentes sectes. Chaque groupe cherche à se démarquer des autres. Les pèlerins suivent ces processions, mais ils ne peuvent se baigner qu’après la fin des rituels de toutes les organisations religieuses.

De nombreuses organisations religieuses offrent du riz, du blé et de l’huile aux pèlerins les plus pauvres, tandis que des langars (cuisines communautaires) proposent gratuitement des repas végétariens à tous les visiteurs. L’alcool et les aliments non végétariens sont interdits lors du festival pour des raisons religieuses.

PLANIFICATION

La ville éphémère commence à être construite deux à trois mois avant le festival et est entièrement déconstruite dans les huit semaines qui suivent sa clôture. Cette chronologie est régulée par la montée et la descente des eaux du Gange. On peut distinguer quatre phases :
1- La première phase est celle de la planification et de l’organisation, menée par les organes gouvernementaux en dehors de l’espace physique du Kumbh Mela.
2- La deuxième phase est celle de la construction, qui débute sur les parcelles les plus éloignées des rives du fleuve et progresse à mesure que le Gange se retire.
3-La troisième phase concerne la gestion des foules et l’ajustement du tracé en fonction de la variation du cours du fleuve.
4-La dernière phase est celle de la déconstruction, qui commence après le dernier bain rituel et transforme le terrain en parcelles agricoles jusqu’à la prochaine montée des eaux.

Pour gérer cette opération massive, un gouvernement éphémère est créé pour une durée d’un an. Il est composé des meilleures entités administratives du pays, réunissant des organes nationaux et régionaux. Pendant la période du festival, la ville devient entièrement autonome sous la supervision d’un Mela Adhikari (magistrat de district), qui a également pour rôle de développer des collaborations avec les organisations religieuses participantes.
Le Mela Adhikari est chargé de la gestion et de l’attribution des emplacements dans chacun des quatorze secteurs. Les réunions administratives se tiennent directement sur le site du Kumbh Mela, afin de permettre une réactivité optimale face à tout événement imprévu.

De manière similaire à une ville statique conventionnelle, l’emplacement d’un akhara (communauté religieuse organisée autour d’un saint, littéralement « arène de combat ») est un point stratégique, fruit de décisions politiques, et généralement un indicateur du pouvoir et de l’influence de la communauté religieuse qui en est responsable.
Ce pouvoir s’exprime à travers les processions et les spectacles qu’ils organisent, mais aussi par les formes qu’ils construisent. Ainsi, à chaque édition du Kumbh, la planification devient le terrain de batailles politiques, et les groupes religieux utilisent leur influence en menaçant de ne pas participer si leur emplacement ne leur convient pas.
Des annonces publiques sont réalisées par le biais des médias pour mettre la pression sur le Mela Adhikari et son gouvernement, dans le but d’obtenir une localisation qui leur permettra d’attirer un maximum de pèlerins.

INSTALLATIONS URBAINES

Bien avant que ses contours physiques ne soient discernables, le nagri (nom donné au site où se déroule le Kumbh Mela) est divisé en quatorze secteurs afin de faciliter la gestion administrative. Les camps sont répartis dans chaque secteur avec leurs propres installations, créant un réseau d’infrastructures. Cette division est visible non seulement au niveau administratif, mais également sur le plan physique.
Chaque secteur peut fonctionner de manière autonome tout en jouant un rôle spécifique dans l’ensemble du Kumbh Mela. Par exemple, le secteur quatre est un centre culturel important du festival en raison de sa proximité avec le Sangam, tandis que le secteur onze, plus périphérique, abrite des installations logistiques et des nœuds de transport.
Dans chacun de ces secteurs, une trame de base est définie, à l’intérieur de laquelle chaque campement ou akhara est libre de subdiviser l’espace comme il l’entend. La rigidité de la trame, outil fondamental de la planification d’une ville, permet à chaque communauté d’exercer une autorité sur l’organisation de l’espace, rendant possible la transposition de son identité par une disposition spatiale unique.

La première matérialisation de la trame se réalise en octobre, quatre mois avant le premier bain. Le secteur un, situé en dehors de la zone de montée et de descente des eaux, est aménagé et tous les matériaux de construction sont stockés pour permettre, à la fin du mois, de tracer les rues principales et de niveler le sol. Les axes situés en dehors de la zone d’inondation sont permanents et faits d’asphalte, appelés pucca. Les rues du centre historique du nagri ne changent pas d’une édition à l’autre. Les rues principales sont surélevées du sol et recouvertes de plaques métalliques pour permettre la circulation des véhicules, elles sont reliées entre elles par des gattas (rues secondaires).
Après les rues, sont construits les dix-huit ponts flottants qui relient les rives, chacun avec un seul sens de circulation pour faciliter les mouvements de masses. Ces ponts reposent sur des pipès (éléments métalliques conçus pour flotter) disposés tous les cinq mètres et reliés entre eux par des câbles métalliques au-dessus du niveau de l’eau et des cordes en dessous. Les pipès des éditions précédentes sont réutilisés et de nouveaux sont fabriqués si nécessaire. Pour chaque pont, une équipe de 37 personnes est responsable de sa révision et de la vérification de l’étanchéité des pipès tout au long du festival.

En novembre, les rives du fleuve sont consolidées avec des sacs de sable et les installations électriques sont mises en place. Elles commencent à être organisées et testées à partir de la mi-novembre, lorsque les eaux sont basses et que les akhara envoient leurs besoins en électricité au Mela Adhikari. Toutes les installations électriques doivent être fonctionnelles dès l’arrivée des premiers pèlerins. Chaque campement a accès à l’électricité, car le réseau est conçu pour s’adapter à la trame des rues. Pour cela, douze stations électriques sont installées, réparties entre les besoins matériels et les installations, et connectées à soixante-treize sous-stations qui alimentent chaque secteur en électricité. Pour éviter les risques d’incendie dus aux surcharges, l’électricité est coupée durant la journée. Elle est principalement utilisée pour l’éclairage public et les installations de sonorisation pour les représentations.

Chaque akhara est approvisionné en eau potable et en eau propre grâce à des puits enterrés reliés à des pompes immergées avec un système de chlorination. Plusieurs points d’accès à l’eau potable sont également répartis près des zones principales de baignade. Cependant, bien que plusieurs études sanitaires du nagri soulignent que de nombreux participants boivent indifféremment de l’eau sale ou de l’eau potable, il y a aussi un problème : les pèlerins qui ne font pas partie d’un akhara n’ont pas un accès garanti à de l’eau propre. Un autre facteur important concernant la consommation d’eau est la superstition de nombreux pèlerins qui refusent de boire de l’eau traitée.

L’assainissement du Kumbh Mela est l’une des questions les plus importantes du festival. Plus de trente-cinq mille toilettes publiques sont mises en place pour répondre à la demande. De plus, il existe des zones de défécation en plein air pour les Indiens qui n’utilisent pas de toilettes fermées. Malgré ces installations, et sachant qu’on estime à trente millions le nombre de visiteurs lors du jour le plus important du festival, il y aurait une toilette pour huit cents visiteurs, ce qui entraîne une pénurie évidente de services et conduit à une pratique incontrôlée en plein air, impliquant plusieurs problèmes d’hygiène et de santé.
En raison de la grande quantité de déchets humains, l’organisation du Kumbh Mela emploie environ neuf mille personnes chargées de nettoyer les installations sanitaires. Elles sont responsables de la collecte et du tri des déchets recyclables, des déchets organiques et des autres, qui sont ensuite transportés à l’extérieur du nagri pour être brûlés et enterrés après avoir été traités chimiquement. Il n’existe pas de protocole garantissant que les déchets soient systématiquement brûlés, bien que ce soit la méthode d’évacuation des déchets la plus courante en Inde.

MATERIALITÉ ET MODULARITÉ

La plus grande force du Kumbh Mela réside dans sa matérialité, toutes les constructions sont réalisées selon un principe aussi simple qu’un bâton et une corde pour les attacher. Il s’agit généralement de bâtons de bambou mesurant entre deux et deux mètres et demi, bien que des éléments en acier aient été récemment introduits pour les bâtiments plus grands. Ce système permet des joints simples à réaliser, aussi bien pour des joints orthogonaux que diagonaux, sans coût supplémentaire, ce qui ouvre des possibilités infinies de combinaisons, de formes et de volumes, offrant le contrôle de son image aux diverses institutions sociales telles que les théâtres, les temples, etc. Cette modularité et le poids réduit des pièces permettent une grande capacité d’assemblage, ce qui permet des constructions, des déconstructions, des adaptations, des réutilisations sans aucune limitation. Ce système structurel a une faible charge logistique, ce qui facilite un transport rapide et simplifié d’un côté à l’autre du Nagri. De plus, il rend l’utilisation de machines lourdes pour aider à la construction totalement inutile, cependant, il oblige les ouvriers à monter toutes les constructions manuellement sous les températures d’hiver de janvier/février.

Les tentes sont montées une fois les installations urbaines mises en place. Le plus grand constructeur, qui détient le monopole des deux plus grands festivals, ceux de Haridwar et d’Allahabad, est Lalooji & Sons, qui s’occupe des matériaux de construction pour les tentes et les meubles. Il s’appuie sur plusieurs sociétés dépendantes qui se font concurrence entre elles et qui proposent divers types d’unités, comme des cuisines, des salles de bains luxueuses ou non, divers prototypes de tentes, des clôtures, etc. Ils offrent une large gamme de tentes allant de la tente de base de 25 mètres carrés aux tentes VIP de 150 mètres carrés. Ils s’adressent à un large éventail de clients, allant de ceux ayant des demandes très spécifiques. Les seuls meubles qui ne peuvent être réutilisés selon la politique de l’entreprise sont ceux destinés à la clientèle VIP, qui sont spécifiques à chaque édition du Kumbh. Le reste des matériaux est redistribué entre les différentes régions participantes ou stocké pour les prochaines éditions.

Les matériaux de revêtement utilisés sont généralement des tissus ou des plastiques, mais pour les installations nécessitant une fermeture plus rigide, des tôles collaborantes ou des panneaux de contreplaqué sont utilisés. Dans le cas des bâtiments publics, des entrées d’akhara, etc., un effort supplémentaire est fait au niveau de l’enveloppe extérieure pour, par l’architecture, se distinguer des akharas voisins et inviter les visiteurs à entrer. La structure en bambou ou en acier sert de support pour des tissus de toutes les couleurs ou, dans certains cas plus sophistiqués, un support en contreplaqué est utilisé, avec un revêtement en mousse peinte pour donner l’illusion d’un bâtiment conventionnel décoré de manière soignée, répliquant les ornements des temples.

Le studio Saransh est chargé du camp Prabhu Premi Sangh à chaque édition du Kumbh Mela depuis 2004. Le dernier en date est celui du Kumbh de 2019 à Prayagraj. Il s’agit d’un camp de neuf hectares conçu pour accueillir en permanence 2 500 personnes. Il comprend un hôpital, une salle de réunion, un temple, des restaurants, des zones résidentielles avec des unités variables, un pandal (grand abri où les pèlerins viennent écouter les discours des gourous religieux), une résidence principale, un jardin, etc. Il est équipé de 950 toilettes, d’un système développé d’approvisionnement en eau potable et d’un système de drainage des déchets. Le camp est monté en un peu plus de trente jours grâce à environ sept cents travailleurs. La structure des bâtiments principaux est en acier ondulé, mais les autres constructions, comme les dômes et le portail d’entrée, sont faites de bambou avec un renfort en contreplaqué. Le camp doit refléter les idées de l’organisation spirituelle et s’inspire des forteresses indiennes en termes d’organisation. Le point central est le Dhawja Chawk (point de la bannière), à partir duquel on peut comprendre l’organisation spatiale de l’ensemble du camp. Le défi de chaque organisation spatiale des akharas est de pouvoir contenir les foules de visiteurs, en les dirigeant selon le caractère plus ou moins privé des installations.

LES LIMITES DU MODÈLE DU KUMB MELA

Malgré la description du Kumbh comme un modèle idéal de mégapole dans la plupart des publications, plusieurs aspects de la planification de ce festival religieux peuvent être améliorés. Le premier facteur, probablement le plus important, est l’impact écologique d’une ville de cette envergure. Les habitudes des participants marquent ensuite le paysage, malgré les politiques de gestion des déchets. Les rives du Gange, durant les semaines suivant la fin du Kumbh, se transforment en un désert brûlé, avec des déchets éparpillés partout. Les terres qui devraient redevenir des parcelles agricoles deviennent des zones stériles. Le comité d’experts du Ministère des Ressources en Eau, du Développement Fluvial et du Rajeunissement du Gange de l’Union estime que les dommages écologiques dus aux trois jours du Kumbh Mela mettraient dix ans à être inversés. Il est donc difficile de calculer combien d’années il faudra pour récupérer les rives du Gange après 55 jours de festival. 

La pollution du Gange est un autre défi majeur du Kumbh. Afin de réduire les niveaux de produits chimiques et d’autres substances dangereuses dans l’eau, le gouvernement indien met en place plusieurs mesures plusieurs mois avant le festival. Tout d’abord, les usines en amont doivent faire fonctionner leurs installations de récupération des déchets à 100 %, et le surplus est déversé dans d’autres rivières que le Gange. De plus, de l’eau est pompée artificiellement depuis différentes barrages pour forcer un nettoyage du fond du fleuve. Malgré cela, les niveaux de pollution restent trop élevés pour être acceptables dans toute autre situation. Cette augmentation forcée du flux d’eau du Gange est réalisée après chaque bain important, ce qui donne l’impression de se baigner dans des eaux propres, en tout cas plus propres que d’habitude. Cependant, toutes les organisations de santé qui réalisent des tests de l’eau au cours du festival soulignent que c’est le principal facteur de contagion de maladies, tant de gens se baignant dans un endroit où une partie des déchets sont déversés et où les offrandes de fleurs et de noix de coco pourrissent.

La santé est un problème récurrent pendant le Kumbh, en particulier la transmission de maladies. Les pratiques du festival, telles que les rituels d’initiation des nouveaux naghas saddhus, y compris le rasage de la tête qui entraîne un échange de fluides sanguins, seraient à l’origine de nombreux cas d’hépatite B pendant l’événement. Les processus de cuisine dans des tentes fermées ou mal ventilées sont responsables de nombreux cas d’infections pulmonaires ou de crises de toux à chaque édition. L’entassement lors des processions facilite la transmission aérienne de nombreuses maladies comme le rhinovirus ou le coronavirus. Avec la pandémie mondiale de Covid-19, la santé pendant le Kumbh est devenue une question primordiale, l’édition de 2021 à Haridwar ayant été maintenue avec des centres de vaccination montés sur place. Malgré les mesures sanitaires prises pour l’événement, de nombreux pèlerins se rendent aux bains et aux processions sans porter de masque, laissant entrevoir un bilan catastrophique de contaminations et de morts à la fin du printemps.

Une autre cause de blessures et de décès sont les bousculades provoquées par des mouvements de panique ou par des foules se déplaçant autour des moyens de transport, comme cela s’est produit en 2013 où quarante personnes sont mortes à cause d’une erreur d’annonce de quai de train. Lors de ces bousculades, les gens meurent souvent par asphyxie ou écrasement sans que personne ne puisse leur porter secours. Le Kumbh Mela a également été, en raison de son importance symbolique, de sa fréquentation et de son rayonnement international, la cible de menaces terroristes en 2018, avec la possibilité d’envoyer des camions explosifs, d’empoisonner la nourriture et les eaux du Gange… Heureusement, rien de tout cela ne s’est produit, mais étant donné qu’il s’agit d’un événement avec un tel flux de personnes, et des accès multipliés pour les faciliter, le contrôle de qui entre et qui sort du festival est presque impossible.

CONCLUSION

En comparant le Kumbh Mela avec nos villes traditionnelles, plusieurs caractéristiques clés se distinguent et, si elles étaient appliquées, pourraient considérablement les améliorer. Le Kumbh Mela intègre une composante nomade de sa population, lui permettant de s’étendre et de se contracter indéfiniment, en s’adaptant à tous les facteurs variables qui constituent un lieu, comme le climat, la fréquentation, etc. De manière similaire à la ville générique de Koolhas, elle se débarrasse des éléments qui ne fonctionnent pas. Tout ce qui existe dans la ville est là parce que cela est nécessaire à son fonctionnement. On pourrait parler d’une modernité renouvelée à l’infini, car à chaque édition, de nouvelles technologies et de nouvelles habitudes sont intégrées. C’est une ville qui propose des solutions éphémères à des problèmes temporaires. Cette capacité de régénération en boucle pourrait être une solution aux nouveaux modes de vie du XXIe siècle. Nous ne vivons plus, ne travaillons plus et ne restons plus au même endroit. Les gens bougent de plus en plus à travers le monde, changeant de ville ou de pays d’une année à l’autre, d’une saison à l’autre. La démocratisation du télétravail facilite encore plus cette mobilité. Les villes traditionnelles sont composées d’éléments historiques massifs, figés dans le temps, qui servent le plus souvent à définir leur identité et, à travers cela, dessinent un moule dans lequel il faut s’insérer pour faire partie de la ville. En revanche, le Kumbh Mela fixe ses propres lignes directrices pour son objectif spirituel sans empêcher les participants de définir leur propre identité, s’éloignant d’un cadre matériel pour s’ouvrir à une définition sociale et humaine. Comme tout modèle, celui du Kumbh Mela est perfectible à bien des égards, mais les leçons tirées de son étude sont nombreuses et pourraient ouvrir la porte à un changement profond dans nos manières de vivre, afin de nous adapter enfin au monde qui nous entoure, au lieu d’attendre que ce soit l’inverse.